La culture occidentale considère l’univers séparé de l’homme. Ainsi la vie est perçue comme une « guerre » entre les contraires (la lumière contre les ténèbres, la vie contre la mort, le bien contre le mal, la beauté contre la laideur, …). Cette vision dualiste induit une sorte d’idéalisme pour cultiver le premier, considéré comme positif et se débarrasser de son contraire, considéré comme négatif.
Dans l’esprit du taoïsme, cette analyse n’est pas compréhensible car ce serait comme vouloir le courant électrique du pôle positif sans avoir le pôle négatif, c’est-à-dire que les polarités sont des aspects différents du même système et la disparition d’une polarité implique la disparition de l’autre.
Selon Tao « la seule constante de la réalité est le changement, la mutation » et il conçoit l’univers formé par l’énergie Ki (Voir Article 5, Relation entre Ikebana et l’environnement), qui n’est ni substance ni esprit mais un «souffle vital» qui donne vie et forme à toute sorte de réalité, à la fois physique et spirituelle. Le taoïsme accepte les lois de la Nature pour lesquelles il y a toujours une alternance entre les deux polarités : le jour succède à la nuit, le froid succède à la chaleur, la mort succède à la vie, tout se crée puis se détruit et se régénère.
Le taoïsme explique la structure de l’univers et la constitution physique et morale de l’individu par l’interaction de deux forces opposées mais complémentaires qu’il appelle Yang et Yin (Yō et In, en japonais), régissant la création et la transformation du cosmos.
L’idéogramme Yang indique le côté ensoleillé de la colline, l’idéogramme Yin indique le côté à l’ombre.
Être Yang ou Yin n’est pas une qualité intrinsèque mais exprime la relation entre deux entités : en l’occurrence les deux côtés de la colline. Par conséquence, on a : – Yang : lumière, chaud, sec, rigide, résistant, – Yin : ombre, froid, humide, mou, cassant, – Yang : fort, lourd, masculin, positif – Yin : faible, léger, féminin, négatif Les adjectifs soulignés sont souvent utilisés en ikebana et sont équivalents entre eux. Par exemple, définir une branche forte ou lourde, mâle, positive par rapport à une fleur revient à dire que la branche est Yang et la fleur Yin. |
Ces adjectifs sont utilisés pour définir certaines caractéristiques telles que :
– Le côté de la plante qui pousse au soleil est dit positif alors que celui qui pousse à l’ombre est dit négatif.
– Le côté Yang est plus foncé que le côté Yin.
– Pour les feuilles : Yang : partie concave de la feuille qui est orientée vers le soleil et est généralement plus foncée. Yin : sa partie convexe qui a poussé à l’ombre, vers le sol et est plus pâle. |
Pour les branches : Yang : versant de la colline au soleil, côté positif, a poussé au soleil, côté concave et de couleur plus foncée. Yin : versant de la colline à l’ombre, côté négatif, a poussé à l’ombre, côté convexe et de couleur plus claire.
Si la branche a des feuilles et/ou des fleurs, il est plus facile de dire de quel côté est le Yang/le soleil simplement en les regardant attentivement.
|
La fleur en bouton est considérée comme femelle, Yin, faible, tout comme la fleur très ouverte, plus âgée. La fleur ouverte est mâle, Yang fort, ouvert. |
En lisant l’association faible-femme-négatif, pleine de connotations négatives par rapport à fort-masculin-positif, les femmes occidentales pourraient penser que le taoïsme est teinté de chauvinisme. Il n’en est rien car les termes n’ont pas la même valeur que les Occidentaux leur donnent. Le taoïsme considère le Yin-féminin faible plus important que le Yang-masculin fort car le premier permet le changement, facteur indispensable à la continuité de la vie. Rappelez-vous que pour le taoïsme « la seule constante est le changement ».
Si l’on considère une branche avec des feuilles et/ou des fleurs, le bois est Yang par rapport aux feuilles/fleurs. Ces dernières sont toutes deux considérées Yin par rapport au bois. En général, pour obtenir un équilibre entre le Yang et le Yin, l’ikebaniste doit élaguer la branche pour que le bois/Yang soit bien visible. Ceci est nécessaire car dans la nature, le bois est généralement recouvert de trop de feuilles/fleurs de Yin.
La composition Hon-Gatte/à main droite est considérée comme Yang fort par rapport à la composition Gyaku-Gatte/à main gauche qui est considérée comme Yin faible (Voir Article 16, Origine des positions ‘Hon-Gatte’ et ‘Gyaku-Gatte’).
Les trois principaux éléments des deux Shōka sont indiqués, pour simplifier, avec les noms utilisés par l’École Ohara.
|
Avant que l’occidentalisation n’impose sa propre catégorisation botanique, la classification des plantes est basée sur le système Yang-Yin :
1-Matériau ‘Ki-Mono’ (Ki = arbre, Mono = chose) qui est Yang et comprend des branches d’arbres et d’arbustes, c’est-à-dire tout ce qui est bois.
2- Matériau ‘Kusa-Mono’ (Kusa = herbe) qui est Yin et comprend des fleurs, des herbes, des feuilles.
3- Matériau ‘Tsuyo-Mono’ (Tsuyo = commun à) qui peut être Yang mais en plus faible ou Yin mais en plus fort selon son rôle et selon la plante à laquelle il est associé. Par exemples, le bambou, la glycine, la pivoine, la spirée, l’hortensia peuvent être Yang s’ils sont utilisés dans le groupe Shu-Fuku associés aux Kusa-fleurs/Yin du groupe Kyaku mais ils sont Yin dans le groupe Kyaku associés aux Ki/bois-branche/Yang du groupe Shu-Fuku.
La théorie Yang/Yin est symbolisée par le Tai-ji, cercle représentant «le tout» divisé en deux parties équivalentes, la partie Yang du côté ciel/ensoleillé et la partie Yin du côté terre/ombragé.
Dans le dessin ci-dessous, les deux parties sont séparées par deux lignes noires imaginaires : une plus foncée sépare la partie Yang du cercle de la partie Yin, l’autre ligne est perpendiculaire à la première et rejoint le point maximum-Yang. Ici, est le point idéal de lumière maximale et position idéale du soleil (maximum-Yang) avec le maximum-Yin, point d’obscurité maximale.
À noter : La partie Yang du cercle n’est pas toute blanche et le demi-cercle, au-dessus de la ligne noire imaginaire, côté soleil comprend la « tête » de la partie blanche plus la « queue » de la partie noire. La partie Yin est le demi-cercle terre, sous la ligne noire imaginaire, comprenant la « tête » de la partie noire et la « queue » de la partie blanche. La ligne imaginaire qui sépare la partie Yang du Yin est inclinée de 45° (Voir Article 15 Origine symbolique de l’Ikebana : Tao et la construction du Tai-ji où le symbole d’origine de la construction du Tai-ji est expliqué). |
Faits saillants du symbole Tai-ji :
1- Bien qu’opposées, les forces Yang et Yin sont complémentaires.
2- Rien n’est complètement Yang ou Yin : le côté Yang contient une graine noire de Yin et le côté Yin contient une graine blanche de Yang.
3- Le Yang se transforme en Yin et vice versa.
Les styles d’Ikebana nés avant l’occidentalisation représentent le Tai-ji c’est-à-dire que la composition est constituée de plantes Yang (bois) dans la partie à notre gauche de la composition (s’il s’agit de Hon-Gatte) et de plantes Yin (herbe-fleurs-feuilles) dans la partie à notre droite. (Voir Article 15, Origine symbolique de l’Ikebana : Tao et la construction du Tai-ji).
Cette subdivision est visible dans le Rikka et les Shōka/Seika et a également survécu dans les styles (Kata en lecture Kun, Kei en lecture On) de l’École Ohara où le groupe Shu-Fuku est Yang, matériau bois, tandis que le groupe Kyaku est Yin, matériau floral, comme dans la figure ci-contre d’un style Moribana Chokuritsu-kei (style vertical). |
D’une manière générale, le matériau utilisé pour le groupe Shu-Fuku doit être « plus fort »/Yang que le matériau utilisé pour le groupe Kyaku, qui est composé de plantes « faibles »/Yin par rapport aux plantes utilisées pour le groupe Shu-Fuku.
Abandonnant, mais seulement dans des cas précis, le symbolisme taoïste décrit ci-dessus, le Rikka commence à être composé avec une seule variété de plante et, à la période Edo (1603-1868), il en est de même pour les arrangements Shōka/Seika : par exemple, utilisation du pin ou de l’érable ou exclusivement de fleurs herbacées spécifiques telles que iris, lotus, chrysanthèmes, narcisses (Voir Article 70, Esthétique Basara et Ikebana).
À partir de la fin des années 1800, l’Ikebana commence à être composé avec n’importe quel type de fleur herbacée. Les règles Yin/Yang de l’équilibre de l’univers montrées par la présence de Yang/branches et de Yin/fleurs sont abandonnées.
Après les années 1930, alors que l’influence de la culture occidentale augmente, de nombreuses écoles abandonnent partiellement ce symbolisme dans leurs nouvelles créations d’Ikebana. L’École Ohara le conserve dans des styles comme Chokuritsu-kei (vertical), Keisha-kei (incliné), Kansui-kei (se reflétant dans l’eau) et Kasui-kei (cascade) alors que ce symbolisme est abandonné (mais réapparaît occasionnellement) dans les formes d’Ikebana créées après les années 1930. Lors de la révision du curriculum en 2000 puis en 2020, ce symbolisme est codifié (Voir Article 67, Symbolisme de la composition Ikebana dans son ensemble).
Si l’ikebaniste veut être cohérent avec les règles du passé, il se souviendra qu’en composant qu’avec des fleurs herbacées, le groupe Shu-Fuku doit être Yang/ »plus fort » que le groupe Kyaku. Il exprimera cette connaissance de l’histoire/culture d’Ikebana en utilisant des couleurs ou des formes « fortes »/Yang pour les fleurs du groupe Shu-Fuku et des fleurs « faibles »/Yin pour le groupe Kyaku.
Intéressante cette composition de l’école Ohara dans laquelle le concept « fort »/Yang et « faible »/Yin ne s’exprime pas selon les règles traditionnelles à savoir Yang/bois pour l’élément principal et Yin/fleur pour l’élément secondaire. L’utilisation d’une plante herbacée/Yin avec des feuilles très grandes et d’un vert foncé paraît « forte » par rapport à la branche d’érable aux petites feuilles vert clair/Yang qui paraît « faible », si l’on considère les volumes et les couleurs.
Il est important de garder à l’esprit quelle est la partie Yang/positive de chacune des plantes car dans tous les styles de l’École Ohara, il y a les règles selon lesquelles : 1. « Toutes les plantes montrent leur côté positif/Yang et sont orientées principalement vers le soleil (positionné au-dessus de l’épaule de l’ikebaniste). 2. Tous les éléments sont orientés vers l’élément principal Shu-shi».
|
© École Ohara |